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DREAMWORLD

Une anthropologie de l’espace à l’heure de la disparition de l’utopie

   La ville post-globale se donne pour fonction d’éveiller les désirs, en préférant vendre du rêve plutôt que de résoudre les problèmes. Elle se développe en une série disjointe de prothèses urbaines, d’oasis protégées, d’enclaves, zones et ghettos qualifiés esthétiquement en fonction des classes sociales auxquelles ils sont destinés. Elle se construit en référence à une mosaïque de modèles diffusés par la mythique American Way of Life, dont elle reproduit le modèle-type. Las Vegas pourrait en être le creuset originel. Dubaï en est l’expression ultime : le prototype monstrueux d’un fantasme futuriste, transféré directement dans le réel depuis les écrans d’ordinateur où il est conçu – en camouflant les conséquences humaines parfois désastreuses d’une telle pratique. Bangkok apparaît comme son adaptation bon marché, en banlieue sud-asiatique de l’Empire.

   Avec Dreamworld, Leo Fabrizio représente ce clash entre des images de rêve et une réalité territoriale. La nouvelle ville thaïlandaise y apparaît dans ses dérèglements architecturaux et urbanistiques comme un programme de société soumis aux impératifs politiques de la junte militaire au pouvoir. Le développement à grande vitesse de la mégapole Thaï au début du vingt-et-unième siècle est soumis à des impératifs de contrôle social, masqués par des promesses de bonheur. Le projet d’une description photographique de ce paradoxe se résume dans l’analyse lucide de l’artiste : « Un peuple qui accède à son rêve est un peuple qui ne se révolte pas. »

   Leo Fabrizio développe une procédure réfléchie d’enquête sur le réel, par une investigation en profondeur dans les réalités multiples et contradictoires de la ville thaïlandaise. Son outil de représentation privilégié - la chambre photographique du “peintre de la vie moderne” - lui permet d’effectuer une scrutation analytique des territoires urbanisés qu’il investit. En réinventant l’exigence documentaire, il déploie plusieurs registres d’images qui s’adaptent au sujet observé et permettent la construction d’un “portrait de ville” composite.

   Le style de ses images passe ainsi successivement du genre du tableau de paysage à un protocole sériel, d’une objectivité descriptive à une suggestion onirique. L’entrée d’un parc de loisirs donne son titre à ce vaste ensemble de représentations. L’intitulé Dreamworld marque de son esthétique du divertissement l’espace fermé qu’il signale. Comme un logo pour une société commercialisant un style de vie, vendu en pack avec l’architecture qui le promeut.

   Une série de photographies représente le système d’organisation des gated communities - ces enclaves destinées à la nouvelle bourgeoisie, coupées de la cité et protégées par des milices privées – à partir de la lisière entre espace public et espace privatisé : cette limite entre un espace sans qualités et un espace surqualifié par une esthétique internationale, en faisant fi de la culture vernaculaire. S’y articule l’enregistrement frontal et systématique des façades de maisons individuelles conçues sur le même modèle et se déployant en de longues frises, en faisant varier par d’infimes différences la monotonie de leur succession.

   Les immenses panneaux publicitaires annonçant des programmes immobiliers pharaoniques surplombent les cabanes de survie sur pilotis. Les autoroutes surélevées filent vers un horizon édénique symbolisé par un coucher de soleil aux tons mordorés, semblant ignorer la réalité sociale en contrebas - comme une métaphore de la dure verticalité de la société.

   Ce projet reconnaît sa dette envers le séminal Homes for America (1966-1967) de Dan Graham. Le Homes for Thaï de Leo Fabrizio est une anthropologie de l’espace à l’heure de la disparition de l’utopie. Il y a dans la formulation de son enquête photographique un caractère très précisément situé sur un plan local, en un endroit bien particulier de la géographie mondiale, mais aussi une dimension universelle. Bangkok apparaît alors comme un laboratoire de la ville du futur. Une ville du contrôle pensée selon un urbanisme de la peur, étouffée par l’individualisme, les neuroleptiques de la société de surconsommation et l’aspiration à la propriété privée comme finalité ultime de vies exsangues. Un mauvais rêve. Un cauchemar éveillé, sous le soleil exactement.

   Pascal Beausse, curateur et critique d'art

DREAMWORLD - The Book

   The photographic project of Swiss artist Leo Fabrizio (1976) consists of observing the spatial consequences of the rapid transformation of cities under the influence of globalization. The post-global city sees its function as awakening desires, preferring to sell dreams rather than solve problems. In the photographic sequence entitled "Dreamworld," Fabrizio depicts the clash between dream images and the reality on the ground.

   "Is everything that is built – architecture – nothing more than a material representation of our dreams? But if all these representations are no more than cardboard scenery, hollow but eye-catching, where does this leave our dreams?"

   Published with the support of the Swiss Federal Office of Culture, Bern.

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Editor:
JRP|Ringier - Lionel Bovier
Pages:
104

Solo Exhibits

   Avec la sobriété documentaire d’un Walker Evans et l’esprit systématique d’un Douglas Huebler, Leo Fabrizio photographie, à la chambre et en couleurs, des paysages… Oui, mais pas n’importe quel type de paysages! Sa première série importante (400 images, cinq années de travail) portait sur les innombrables bunkers disséminés sur le territoire suisse. Ces constructions militaires se présentent sous des formes camouflées les plus diverses et les plus incongrues : à l’intérieure de bâtisses anodines, de fermes, de chalets perchés au sommet d’une montagne, dans l’anfractuosité d’une roche naturelle, ou encore au sein d’édifices singeant la nature avec plus ou moins de bonheur (amas rocheux artificiel, faux bosquet de sapin à proximité d’une forêt, etc.)… Ces bunkers, s’efforçant vaille que vaille de se fondre parmi leur environnement, dessinent et sculptent, parfois au cœur d’espaces très sauvages, des élucubrations humaines insolites et déroutantes.  

   Pour Dreamworld, autre série réalisée entre 2004 et 2007, le regard du photographe s’est dirigé vers Bangkok, ville propice à l’observation des fantasmes architecturaux post-modernes. « Dans une mégapole, où chaque espace est le théâtre d’une lutte pour l’occuper, entre jungle et marais, autoroutes ou buildings, se dégagent de véritables décors de théâtre. Désertés de toute présence, ils semblent être les témoins d’une représentation qui s’est achevée » écrit le photographe. Ces décors sont des petites cités résidentielles à l’américaine, des complexes touristiques ou sportifs, de colossales architectures de béton, des golfs urbains percés de petits lacs artificiels… Entremêlant la déréliction du carton-pâte et l’arrogance architecturale, ces constructions, elles-aussi, laissent perplexe, étonnent, et l’on hésite à en rire ou à en pâlir d’effroi. 

   « La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation » écrit Martin Heidegger dans Bâtir habiter penser. Bunkers tend un miroir à l’identité d’un peuple montagnard niché (calfeutré ?) au cœur même de l’Europe. Dreamworld tend un autre miroir à nos propres rêves urbains individualistes, faits tout à la fois de sécurité et d’ambition dérisoire, de négation et de référence à la nature, de repli sur soi et d’extension démesurée. Si habiter, bâtir, est l’un des traits fondamental de l’être, alors Leo Fabrizio, à travers ces séries documentaires, demande qui nous sommes et qui nous rêvons de devenir.

 

   Jean-Emmanuel Denave   

 

Made with a 4x5 inches large format camera and negative films. 

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